Au niveau européen, on a réussi en un an à réduire la dépendance au gaz russe de plus de 40 % à moins de 10 % actuellement.
Erik Orsenna
Bonjour, j’ai le plaisir aujourd’hui d’échanger avec Mechthild Wörsdörfer, qui est directrice générale adjointe à la direction générale de l’énergie à la Commission européenne. Quel titre impressionnant !
Mais quelle est votre action quotidienne ?
Mechthild Wörsdörfer
Je travaille depuis une dizaine d’années dans le domaine de la politique énergétique et climatique à Bruxelles, avec une étape à Paris, à l’Agence internationale de l’énergie.
Erik Orsenna
Est-ce que vous pourriez nous expliquer en quoi la dimension européenne est absolument nécessaire pour avancer dans le domaine de la transition énergétique ?
Mechthild Wörsdörfer
Il y a 27 Etats membres à l’Union européenne. Notre politique énergétique veut promouvoir le renouvelable, l’efficacité énergétique, mais chaque État membre reste en charge de son mix énergétique. Mais pour nous, la dimension européenne, ce sont aussi les interconnexions. C’est aider son voisin en cas de crise, comme l’année dernière en 2022, où par exemple, la France a eu besoin d’électricité fournie par ses voisins, à la différence des années précédentes où c’était le contraire et la France était fournisseur d’électricité pour ses voisins.
Nous avons des ambitions communes, par exemple de devenir neutre en carbone d’ici 2050, en accord avec l’accord de Paris de 2015. On travaille ensemble sur cette route de la transition énergétique pour devenir neutre en carbone en 2050, avec des objectifs communs pour 2030.
Erik Orsenna
On s’est rendu compte, à cause ou grâce à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, que contre toute attente ou contre toutes craintes, on a vu émerger une sorte d’unité européenne. Alors qu’avant cette crise, on voyait une dispersion des stratégies énergétiques un peu partout.
D’une certaine manière, le réel a imposé sa loi.
Mechthild Wörsdörfer
On avait déjà une stratégie avant la crise. Mais c’est vrai que la crise et la réaction de la Russie en Ukraine ont vraiment renforcé la solidarité. Je crois qu’on peut être tous très fiers dans le sens où il n’y a pas eu de blackout. Bien sûr, on a vu une hausse de prix comme jamais auparavant, mais on a fait ensemble. On a aidé les consommateurs les plus vulnérables avec des mesures sociales nationales, mais aussi des mesures communes.
Au niveau européen, on a réussi par exemple à réduire la dépendance de gaz russe de plus de 40 % à moins de 10 % actuellement.
Erik Orsenna
Et en si peu de temps ! C’est un peu comme l’histoire des vaccins. Je suis ambassadeur de l’Institut Pasteur et j’ai vu l’accélération de production des vaccins. Donc comme il y a une accélération du dérèglement climatique, il y a aussi une accélération de la réponse.
Donc il ne faut pas être sans arrêt pessimiste.
Mechthild Wörsdörfer
Cette accélération fait qu’il y a moins de gaz russe, mais il y a beaucoup plus de renouvelables, de solaire et toutes sortes d’énergie propres, y compris l’hydrogène, le nucléaire...
On a vu vraiment une accélération, ce qui est très bien et en plus il y a eu une réduction de la demande, de la consommation parce que avec des prix extrêmement hauts, tout le monde a consommé moins, les ménages, les industriels, ce qui montre que c’est possible.
Toutes les mesures ont permis qu’on n’ait pas de problèmes cet hiver parce qu’on était solidaires. On a travaillé ensemble, on a accéléré la transition énergétique et on est beaucoup moins dépendants, par exemple de la Russie. Et on continue dans cette voie. Il faut vraiment continuer et accélérer pour ne plus jamais avoir ce genre de crise.
Erik Orsenna
Ce qui est frappant, c’est l’utilisation des deux leviers : diversifier les sources et diminuer la consommation. On a appuyé sur les deux pédales en même temps. Je suis un passionné d’Europe et je me demandais si on allait vraiment y arriver. Et on a vu que c’était possible d’être deux fois moins dépendants, des sources extérieures, et d’une certaine manière de l’énergie.
On peut continuer la croissance en dépendant moins de l’énergie. Ce sont quand même des leçons qui me remplissent d’optimisme !
Mechthild Wörsdörfer
Absolument. On a vraiment joué là-dessus. On a été moins dépendant de la consommation de gaz, ce qui est important, mais aussi on a consommé moins d’électricité et chacun et chacune, ont contribué, de même que l’industrie. Ça, c’est la première chose.
Dans le même temps, on a diversifié. S’il faut encore un certain temps du gaz, on utilise d’autres sources que russes.
Et il y a un troisième élément, c’est qu’on a accéléré tout ce qui est énergie propre, bas carbone. Et c’est un point sur lequel tout le monde est d’accord : il faut vraiment réduire encore plus le charbon.
Erik Orsenna
Est-ce que tout le monde est d’accord sur le charbon ? On sait que quand nos voisins allemands avaient décidé d’arrêter le nucléaire, le charbon est revenu en force. On sait ce qui se passe en Pologne et un peu partout. Est ce qu’il y a un vrai consensus maintenant sur le fait que le charbon n’est pas l’énergie de l’avenir ?
Mechthild Wörsdörfer
Oui, parce qu’on a un objectif commun pour 2030 de réduire de 55 % les émissions nettes de gaz à effet de serre. Et on sait que l’énergie contribue à 75 % des émissions de CO2 et que le charbon est la source d’énergie la plus polluante. Alors pour y arriver, il faut que tout le monde réduise le charbon.
Même l’Allemagne, malgré ses choix antérieurs, tient à ne plus avoir de charbon en 2030. La Pologne, qui est parmi les pays européens, celui qui utilise le plus le charbon, veut remplacer les vieilles mines de charbon par les renouvelables ou le nucléaire dans le futur.
Chaque pays peut faire ses choix. Mais c’est clair que tout le monde va arrêter ou réduire le charbon et à partir de 2030, il en restera probablement un peu dans quelques pays, mais ça va vraiment être une part assez minimale.
Erik Orsenna
Si on aborde maintenant la question du nucléaire, quel est le paysage des différents pays européens vis à vis du nucléaire ? Et est ce que le nucléaire est considéré comme une énergie renouvelable ou propre ? Quelle est la norme vis à vis du nucléaire ? Parce qu’on sait qu’il y a eu un grand débat très intéressant sur cette question.
Mechthild Wörsdörfer
Comme je l’ai dit, tous les Etats membres peuvent choisir leur mix énergétique et plus ou moins la moitié des pays européens ont déjà du nucléaire actuellement. La France a 75 % de nucléaire dans son électricité, et avec la crise, de plus en plus d’Etats membres réfléchissent à investir dans le nucléaire. La Pologne, peut-être les Pays-Bas peut-être d’autres pays. Parce que, bien sûr, le nucléaire fait partie des ressources propres.
Il ne faut pas opposer le nucléaire aux autres ressources. On a besoin de toutes les ressources propres.
Erik Orsenna
Le grand changement, c’est qu’avant, on avait deux ou trois sources et c’était tout. C’était plus simple, mais ce n’est pas comme ça que ça marche. Et maintenant, il faut appuyer sur les deux pédales en même temps, on a besoin de toutes les sources.
Alors, est ce que vous pourriez nous emmener en promenade dans les différentes sources des énergies nouvelles ?
Mechthild Wörsdörfer
Alors pour l’électricité, qui représente plus ou moins 20 % de toutes les énergies, il y a une dominance, depuis l’année dernière, des renouvelables au niveau européen. Je parle des éoliennes en mer, sur terre, du solaire, de l’hydroélectricité etc.
Ensuite il y a toujours à peu près 30% de charbon et après il y a le gaz et le nucléaire, toujours dans l’électricité.
Mais l’électricité, comme je l’ai dit, ce n’est qu’une partie des énergies. Le secteur énergie est beaucoup plus vaste. Par exemple, dans le transport, il y a encore 90 % de pétrole. Dans l’industrie, il y a encore 35 % de gaz.
Quand on parle de décarbonation, c’est dans l’électricité qu’on va faire le plus de progrès parce que c’est là où il y a les renouvelables et le nucléaire.
Après, il faut vraiment discuter du transport. Avec les voitures électriques je crois que peu à peu, on va aussi décarboner le secteur transport. Pour l’industrie et les secteurs qu’on ne peut pas électrifier, il y a des sources comme l’hydrogène, une source propre s’il est produit à partir d’électricité propre.
Erik Orsenna
Parlons un peu plus de l’hydrogène. L’hydrogène a besoin, pour être produit, de sources elles-mêmes propres. Autrement, ça ne sert pas à grand-chose et on en revient à la question de l’électricité. Est-ce qu’il y a un plan européen de l’hydrogène ? Est-ce qu’il y a une dimension européenne ?
On a parlé à un moment donné d’un Airbus de l’hydrogène. Je suis d’une génération dont l’amour pour l’Europe s’est bâti sur ce projet magnifique d’Airbus. D’autant plus que j’ai écrit un livre sur la construction de l’A380. Échec commercial mais réussite technique magnifique.
Est ce qu’il y a un peu quelque chose de cet ordre avec l’hydrogène ?
Mechthild Wörsdörfer
Oui, comme je l’ai dit, il faut électrifier un maximum les secteurs comme le transport, l’industrie, ce qu’on fait. L’hydrogène actuellement n'est pas propre, il est principalement produit par le gaz, le charbon. Alors on veut de l’hydrogène propre, qui vienne soit des renouvelables, soit du nucléaire, soit du gaz avec ce qu’on appelle le « Carbon capture & storage » (Capture et stockage de carbone). Toutes les technologies sont bonnes. Si les projets sont basés sur les renouvelables c’est de l’hydrogène vert. Si c’est basé sur le nucléaire il a une autre couleur. L’hydrogène a un futur propre et on a une stratégie avec les Etats membres d’accélérer, de créer un marché pour le « scaling up», le passage à l’échelle de hydrogène.
Pour l’instant, les électrolyseurs qui produisent de l’hydrogène sont encore assez chers, ce qui est normal parce que le marché est émergent. Nous créons les cadres, la stratégie, on a un peu d’argent et on vise que d’ici 2030 l’hydrogène bas carbone et vert soit vraiment accessible et se développe post 2030.
Vous avez parlé d’Airbus, on a vraiment fait beaucoup dans le secteur de l’énergie, dans la crise avec des projets ambitieux. Mais dernièrement on met encore plus l’accent sur l’industrie énergétique européenne, soit pour l’hydrogène, soit pour le solaire ou pour le nucléaire. Pour toutes les sources, on veut garder une compétitivité européenne et c’est pour ça qu’on a proposé à la Commission de se concentrer sur l’aide à l’industrie européenne, à son développement. Et ça, c’est en partie une réponse aux Américains et aux Chinois, mais c’est vraiment la conscience qu’on est très forts sur quelques secteurs, par exemple l’hydrogène.
Erik Orsenna
Quels sont, non pas vos adversaires, mais les gens avec qui vous devriez avancer plus vite ? Car il y a un truc qu’on appelle l’obligation de résultat. Et moi, j’aime bien les résultats et je vous sens une amoureuse des résultats vous aussi.
Mechthild Wörsdörfer
Je suis vraiment pour les résultats et quelquefois ce n’est pas facile. Au niveau européen, on travaille à la Commission avec les États membres et bien sûr le Parlement européen. Et parfois, on passe pas mal de temps sur des détails, qui sont importants bien sûr, mais il faut garder la vision, la stratégie qu’on a développée. Tout le monde est d’accord sur la stratégie, mais pour la mettre en œuvre il y a des obstacles qu’il faut surmonter, il y a des visions ou des approches différentes des États membres.
Mais c’est ça notre rôle à la Commission, de mettre les gens ensemble, d’en parler. Le dialogue est extrêmement important et inclut aussi l’industrie et d’autres partenaires, les universités, et c’est ensemble qu’on y arrivera. Mais quelques fois, ça prend plus de temps que prévu.
Erik Orsenna
Est-ce que vous pourriez donner un exemple de retard que le dialogue a permis de dépasser ?
Mechthild Wörsdörfer
Oui, on est arrivés à un accord sur l’objectif renouvelable pour 2030 il y a deux ou trois semaines. C’est une directive où il y a beaucoup de choses pour accélérer les permis, pour vraiment voir comment on peut avancer ensemble.
Le débat sur « pourquoi les renouvelables et pas le nucléaire » a un peu ralenti les travaux, mais finalement on a réussi à dire « pour décarboniser pour 2050 et 2030, il faut toutes les ressources ». La Commission a fait une déclaration précisant qu’elle est engagée dans les renouvelables, comme tous les États membres, mais aussi dans d’autres voies, soit le nucléaire pour la France ou d’autres sources pour d’autres pays.
En faisant cette déclaration, tout le monde s’est senti inclus dans les débats et aussi en montrant qu’il n’y a pas qu’une seule voie pour la politique énergétique. Il y a plusieurs voies pour arriver à une énergie plus propre, plus compétitive, moins chère pour les consommateurs. Il faut laisser un peu d’espace aux États membres, mais on partage le même but à la fin.
Erik Orsenna
Un espace pour chacun, mais une vision commune.
Vous avez mentionné les universités, bien sûr, pour la recherche, mais aussi pour les jeunes. Comment leur faire prendre conscience que tout se joue là ? Évidemment, pour les jeunes qui veulent de plus en plus de sens dans leur travail, mais aussi pour les écoliers en leur disant « regardez ce qui est en train de se passer » parce que c’est très passionnant et leur donner envie, et notamment pour les filles, leur dire « mais oui, pourquoi vous ne seriez pas énergéticienne » ?
Mechthild Wörsdörfer
Je vais moi-même régulièrement dans des écoles. Ce que j’ai constaté, c’est que le sujet climat intéresse beaucoup plus de filles que de garçons parce que le sujet climat intègre la nature, l’environnement, ces aspects-là. Mais quand je parle des renouvelables ou des technologies futures, du besoin de faire beaucoup plus dans le domaine recherche innovation, là, il y a plus de garçons que de filles. Mais les deux vont ensemble, il faut les prendre des deux côtés.
Bien sûr, il faut lutter contre le changement climatique. Mais l’énergie apporte aussi du travail, de la croissance et de l’innovation. Et tout ça, il faut le mettre ensemble, il faut intéresser les garçons et les filles ensemble à ce secteur qui est en train de se développer. On a beaucoup de contacts avec des universités en Europe qui font des études magnifiques dans ce domaine.
Erik Orsenna
J’ai cette expérience qui est directement liée à l’énergie parce que mon métier à moi, ce sont les questions de l’eau. On est en train de lancer le projet de faire adopter une partie de rivière par des classes de 10 à 12 ans pour leur montrer concrètement ce que ça veut dire, ce qu’est cet être vivant qu’est une rivière.
Économiser l’eau, c’est bien, mais adopter une rivière, c’est mieux. J’ai fait ça avec différentes écoles et je peux vous dire qu’il y a les garçons et les filles ensemble au bord de la rivière et qu’ils ne regardent pas la même chose. C’est assez formidable.
Mechthild Wörsdörfer
C’est un sujet clé aussi, l’eau. On a besoin de l’eau pour beaucoup de choses. Avec le changement climatique, il y a peut-être de la sensibilisation à faire. C’est vraiment important.
Erik Orsenna
Je suis à votre disposition pour participer à une campagne européenne sur ces questions-là. Parce que l’eau, c’est le lien, évidemment.
Ecoutez, je dois vous avouer que je suis jaloux, jaloux de vous, parce que je pense que vous avez un des métiers les plus nécessaires aujourd’hui, à la place la plus utile. Donc je voudrais vous remercier. On est pas des naïfs, on sait que c’est difficile, mais on voit les perspectives de cette Europe qui a su montrer, face à une crise majeure, qu’elle était unie.
J’espère que la crise terrible s’arrêtera un jour ou l’autre avec la paix, mais que la paix revenue, on ne reviendra pas à nos déchirures inutiles, anciennes. Parce qu’il faut se méfier de cette pédagogie de la crise. Et c’est pas mal la paix non plus. Je me souviens du grand stratège vietnamien Giap qui m’a dit « Nous nous sommes très bons dans la guerre, mais pas très bons dans la paix. »
Merci mille fois madame. C’est vraiment heureux d’avoir quelqu’un comme vous à la place que vous occupez.
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