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Que signifie le progrès face au défi climatique ?
Podcasts 22/05/2023

Que signifie le progrès face au défi climatique ?

Avec Challenges et Sciences et Avenir, ENGIE lance une série de 12 podcasts sur le futur de l'énergie dans lesquels Erik Orsenna reçoit 12 acteurs du changement pour des conversations en toute liberté.Dans ce premier épisode, le philosophe André Comte Sponville s'interroge sur la notion de progrès face aux défis du changement climatique.

Imaginez que l’humanité devienne une espèce en voie de disparition, ce qui peut arriver un jour. Croyez moi, aucune baleine, aucun éléphant ne lèvera le plus petit bout de nageoire ou de trompe pour préserver l’espèce humaine.

Ecouter le podcast

Erik Orsenna

Bonjour à toutes, bonjour à tous !
Aujourd’hui, grand privilège de discuter avec André Comte-Sponville. On le connaît bien, il est philosophe, mais c’est aussi un guetteur, un guetteur de notre société, des évolutions de société, des contradictions de société.
Ma première question, cher André, qu’est-ce que c’est que cette transition énergétique  Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce qu’il y a derrière ? Quels sont les affrontements ? Quelle est cette nécessité ?
Est-ce que c’est un mot ou est-ce que c’est un bouleversement ?
Est-ce que c’est moins grave qu’on ne croit ?
Qu’est-ce que c’est au fond ?

André Comte Sponville

Non, c’est bien plus qu’un mot, c’est une nécessité et même déjà une réalité. Cette réalité, c’est que nous sommes en train d’avancer vers une catastrophe écologique annoncée qui n’est pas celle qu’on évoquait dans ma jeunesse, du temps du rapport de Rome, qui pariait sur l’épuisement des ressources. Aujourd’hui, on découvre qu’il y a largement assez de ressources carbonées sur Terre pour causer un changement climatique tellement catastrophique qu’il est douteux que l’humanité puisse y survivre.
Et donc on est passé d’une logique de la pénurie à une logique de l’excès. Les dérèglements climatiques s’expliquent par un excès de la consommation de produits carbonés, mais donc aussi de leur existence. Nous allons vers une catastrophe écologique annoncée mais ce n’est pas de notre faute. C’est ce que je voudrais dire à l’encontre de certains discours exagérément culpabilisateurs. Mon idée, c’est que nous sommes punis par où nous n’avons pas pêché : il est écrit dans la Bible, dans la Genèse, en l’occurrence : Croissez et multipliez-vous. On y a cru (du verbe croire) et donc on a crû (du verbe croître). On s’est multiplié et patatras, nous sommes punis.
Nous sommes 7 milliards d’êtres humains. Et bien sûr, une bonne partie de notre consommation est directement corrélée au nombre d’habitants. Rappelons qu’on était 1 milliard au XIXᵉ siècle, on a mis 300 000 ans pour atteindre le premier milliard et qu’il a suffi de deux siècles pour faire les six suivants. Sauf que cette surpopulation, qui est en bonne partie à l’origine du problème, ce n’est pas qu’on se reproduise comme des lapins. On n’a jamais fait aussi peu d’enfants. Depuis 300 000 ans, ça n’était jamais arrivé.
Le problème, ce n’est pas qu’on fait trop d’enfants, c’est que nos bébés ne meurent plus en bas âge. On ne va quand même pas se le reprocher. C’est un formidable progrès scientifique, technique, mais aussi simplement humain. 
Et puis, deuxième raison de cette catastrophe, non seulement on est de plus en plus nombreux, mais en plus on consomme de plus en plus.
Mais pourquoi ?
Parce qu’on veut vivre de mieux en mieux,  on veut que nos enfants vivent mieux que nous n’avons vécu. C’est ce qu’on appelle le progrèsEt ce progrès depuis la révolution industrielle a été formidablement accéléré. Mais quand on voit ce qui reste de misère dans le monde et même dans nos pays riches, comme la vie de beaucoup de gens reste étriquée, difficile, on ne va quand même pas leur reprocher de vouloir que leurs enfants vivent un peu mieux qu’eux. Faire que l’enfant ne meure plus en bas âge, c’est un formidable progrès. C’est une victoire.
Vivre mieux que nos parents ou nos ancêtres, c’est une deuxième victoire et patatras, nous allons vers une catastrophe écologique. Nous sommes punis par où nous n’avons pas péché.
J’ajoute un dernier mot. J’en ai un petit peu assez du discours anti-humaniste trivial sur l’humanité espèce prédatrice. C’est vrai, nous sommes une espèce prédatrice, comme toute espèce carnivore ou omnivore par définition. Sauf qu’on oublie aussi de dire que nous sommes la seule espèce écologiste parce qu’au fond, nous nous battons, nous, pour préserver les baleines, les éléphants. Imaginez que l’humanité devienne une espèce en voie de disparition, ce qui peut arriver un jour. Croyez moi, aucune baleine, aucun éléphant ne lèvera le plus petit bout de nageoire ou de trompe pour préserver l’espèce humaine.
Donc oui, nous avons abîmé la planète du fait de notre grand nombre, du fait de notre niveau de vie et encore une fois, on ne voit pas comment on pourrait nous le reprocher. D’une part, ce n’est pas notre faute, et de plus nous sommes la seule espèce à se soucier des droits des autres espèces et ça doit être mis au moins à notre crédit. Et donc je refuse l’écologie punitive. On ne pourra pas échapper à des mesures contraignantes, on y reviendra. Mais je refuse l’écologie culpabilisatrice qui voudrait que l’homme soit à l’origine de tous les maux de la terre et que ça soit de sa faute par un excès d’égoïsme.
Vouloir que nos bébés ne meurent plus en bas âge, vouloir que nos enfants vivent le mieux possible, ça n’est pas de l’égoïsme, c’est de l’amour. C’est ce qu’il y a au fond de plus beau, de plus respectable dans l’humanité.
Et pourtant. Et pourtant, nous allons bien vers une catastrophe écologique annoncée.
Le dérèglement climatique est d’une importance gravissime et donc il faut vraiment prendre le taureau par les cornes, si j’ose dire. Refuser la culpabilisation, mais surtout pas dire : il n’y a rien à faire, ou laissons les choses se développer en l’état.
Au contraire, il faut agir et je dirais même qu’il y a urgence à agir.



Erik Orsenna

Alors justement, puisque nous sommes ici dans des rencontres qui mettent l’accent sur le possible en montrant que le possible existe, que le possible est compliqué, que le possible va coûter beaucoup d’argent, que le possible va coûter du temps … Ce possible-là va entraîner des remises en cause de nous-mêmes, c’est-à-dire devoir choisir entre des contradictions.
Je prends cet exemple de ma chère Bretagne. On ne veut pas d’éoliennes, on ne veut pas de méthanisation parce qu’il y aurait trop de déchets animaux, on ne veut évidemment pas du nucléaire, on ne veut pas de charbon et pourtant on veut être indépendant.
Comment est-ce qu’on dépasse une contradiction ? Même si, et je suis bien d’accord avec vous, il ne faut pas culpabiliser.
Mais comment est-ce qu’on fait alors même qu’on n’est pas responsable ? C’est assez compliqué.

André Comte Sponville

Alors il y a des contradictions qui relèvent de l’économie et des contradictions, dont celles que vous évoquez, qui relèvent plutôt de la psychologie.
Un mot quand même sur la dimension économique. Vous avez dit, à juste titre, que cette transition énergétique va coûter extrêmement cher, mais donc il faut créer de la richesse pour la financer. Et je dirais que c’est l’un des obstacles aux politiques de décroissance. Il faut en dire aussi un mot, parce qu’au fond, la seule façon d’éviter cette catastrophe écologique annoncée ou de la minorer, les seules solutions, il y en a que deux : soit la décroissance, soit le développement durable.

Erik Orsenna

Ce n’est pas du tout la même chose.

André Comte Sponville

Pour la décroissance il faut prendre le mot au sens strict : au lieu de produire de plus en plus, on produit de moins en moins, en tout cas moins qu’à une certaine époque. D’un point de vue strictement et uniquement écologique, la décroissance serait bien sûr la meilleure solution et même la seule solution, si l’on entend par solution - c’est l’un des sens du mot - ce qui fait disparaître le problème.
Cette décroissance, moi, écologiquement, je serai plutôt pour. Sauf qu’elle me paraît économiquement destructrice, socialement délétère, et peut-être surtout, politiquement suicidaire. Aucun parti politique ne gagnera jamais aucune élection en annonçant une réduction drastique du niveau de vie.
Et donc mon idée, c’est que la décroissance n’aura pas lieu. Une partie de moi le regrette, mais, voilà, c’est mon analyse intellectuelle.
La décroissance n’aura pas lieu, du moins tant que la population humaine continuera de croître. Donc jusqu’en 2050-2060 si on se fie aux démographes qui annoncent une phase de plateau vers le milieu du siècle, suivie d’une décroissance dont certains pensent qu’elle pourrait être rapide alors que d’autres pensent qu’elle sera longue. Mais tant que la population s’accroît, autrement dit pour les 30 prochaines années, la décroissance me paraît impossible.
Et donc il ne reste que le développement durable. Le développement durable, c’est-à-dire continuer à croître mais croître vraiment différemment. Et s’agissant de transition énergétique, notamment, en remplaçant dans toute la mesure du possible, mais rapidement, les énergies carbonées, c’est-à-dire le charbon, le pétrole, le gaz, par des énergies renouvelables ou en tout cas non carbonées. Le nucléaire notamment, dont les Bretons ne veulent pas mais que les Normands, dont je fais partie, ont fini par accepter. Moi, je suis à 50 kilomètres au sud du cap de la Hague, où il y a l’une des principales centrales nucléaires. Sincèrement, cela ne  m’effraie pas particulièrement. Donc il y a le nucléaire, et puis il y a surtout, parce que c’est sans doute ça la voie d’avenir la plus prometteuse, les énergies dites renouvelables, le vent, le soleil, la biomasse, l’énergie venant de la terre etc. 
Et donc il faut continuer à croître de façon durable, en changeant fondamentalement le mode de croissance et spécialement les ressources énergétiques utilisées. Plus vite on aura remplacé les énergies carbonées par des énergies non carbonées, mieux ça vaudra.

Erik Orsenna

Il y a une remise en cause très intéressante des deux grandes catégories de l’espace et du temps. Grâce à ces nouvelles technologies que nous avons à notre disposition, il n’y a plus de grandes centrales très concentrées, mais des unités dispersées à toute l’échelle du territoire. Donc c’est intéressant parce que le mélange énergétique, le mix énergétique, peut être combiné à l’échelle, soit de la ville, soit de la région, soit de l’Europe.
Donc, c’est une première remise en cause de l’espace.

André Comte Sponville

On disait il y a quelques décennies : penser global, agir local. Et je crois qu’en effet, ça vaut aussi pour cette transition énergétique. Il faut penser globalement, parce que le  réchauffement climatique, par définition est planétaire, mais agir le plus possible localement.  Et effectivement, je crois assez, mais ce n’est pas mon domaine de compétence, à la multiplication d’unités de taille réduite plutôt qu’au gigantisme de quelques grandes unités.
Reste à savoir qu’une centrale nucléaire à l’extrême ouest du Finistère, même les gens qui habitent les Côtes d’Armor n’en veulent pas. Mais alors une centrale nucléaire chez le voisin d’à côté, ils en voudront encore moins. Autrement dit, plus les unités de production énergétique sont réduites, plus elles seront nombreuses et donc plus la chance ou le risque qu’il y en ait une sur votre terrain ou jouxtant votre terrain est augmentée.
Et donc ça m’amène à revenir à ce que j’appelle la dimension psychologique du problème, c’est que personne ne veut ça dans son jardin ou dans le jardin du voisin.  Nous sommes tous pleins de contradictions. Presque tous sont convaincus qu’il y a bien un réchauffement climatique lié aux productions humaines, et qu’il faut faire une transition énergétique. Oui mais, où est-ce qu’on va la faire ?
Et c’est pourquoi je pense que nous n’échapperons pas à des mesures contraignantes. C’es vrai pour la transition énergétique en général, mais ça vaut aussi pour la sobriété, les deux phénomènes, évidemment sont liés parce que une bonne façon de permettre la transition énergétique, c’est de consommer moins d’énergie, et c’est ce qu’on appelle, au fond, la sobriété.
Mon idée, c’est que, s’agissant de la transition énergétique comme de la sobriété, je compte peu sur la conscience morale individuelle de chacun d’entre nous, fût-ce la vôtre, cher Erik ou la mienne. Je prends un exemple qui m’a frappé personnellement pour illustrer ce point. Il faut que vous sachiez, vous le savez peut-être déjà, que je suis père de famille. Vous savez que je suis philosophe. Vous ne savez peut-être pas que je n’ai aucun goût pour l’automobile et que je n’aime pas du tout la vitesse. Ça veut dire que sur autoroute, je roulais rarement au-delà de 140. Je savais bien que c’était limité à 130 mais bon, comme tout le monde, je mettais mon compteur plutôt à 140. 150,bien sûr, ça m’est arrivé de temps en temps, quand j’étais vraiment pressé. Oui, 160, ça m’est arrivé aussi, mais là, c’était vraiment exceptionnel, j’avais de très bonnes raisons.
J’avais beau avoir lu les plus grands philosophes du monde, aimer passionnément mes enfants, ne pas aimer la voiture et ne pas m’intéresser à la vitesse, mon compteur restait à 140, 150, 160 kilomètres/heure. Trois petits radars, trois petits PV, trois petits points en moins sur mon permis ont été plus efficaces pour me faire lever le pied que la lecture des plus grands philosophes du monde, que l’amour que j’ai pour mes enfants, que mon peu de goût pour l’automobile et la vitesse, ça veut dire quoi ?
C’est très curieux, parce qu’au fond, les lois qui limitaient la vitesse et qui ont fixé le permis à points, je ne dirais pas que je les ai votées, mais j’ai voté pour les gens qui l’ont votée. Je suis absolument pour ces mesures en tant que citoyen. Mais là, pourquoi est-ce qu’en tant que conducteur, je ne les respectais pas ?  C’est qu’en tant que citoyen, la vitesse que je veux limiter, c’est la vôtre bien sûr. En tant que conducteur, la vitesse que j’ai limitée, c’est la mienne. Et donc ça veut dire, c’est très intéressant et plutôt positif, ça veut dire que je suis beaucoup plus intelligent, lucide, raisonnable en tant que citoyen qu’en tant qu’automobiliste ou qu’en tant que consommateur.
Et donc collectivement, l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire le peuple souverain, a toutes les chances d’être plus raisonnable, plus efficace, que la somme des individus consommateurs, quand bien même ce sont les mêmes individus. Il y aura dans les deux cas, en gros, 68 millions de Français, un peu moins si on ne compte que les citoyens majeurs. Et donc je crois très peu à la conscience morale des individus.
Il faut bien sûr faire appel à la responsabilité. « Prenez des douches plutôt que des bains » mais enfin, ce n’est pas ça qui va sauver la planète. Je crois bien davantage à des décisions politiques, relevant non plus des consommateurs, mais des citoyens, que nous prendrons tous ensemble. Parce qu’encore une fois, en tant que citoyens, nous sommes plus raisonnables, plus responsables qu’en tant qu’individus consommateurs.

Erik Orsenna

Donc, le développement durable implique la contrainte.  Comment faire accepter des contraintes dans une démocratie ? J’ai vu des changements immédiats en Chine : on arrête de cracher, on permet au Fleuve Jaune de retrouver la mer en interdisant des modes de culture.
Comment faire accepter des contraintes dans une démocratie ?

André Comte Sponville

Il y a deux conditions : faire appliquer la loi, y compris par des sanctions. D’abord, il faut la faire voter, la loi mais faire en sorte que ces lois soient les plus justes possible ou en tout cas les moins injustes possible. Parce qu’en France, et ce pour de très bonnes raisons historiques, politiques, toute mesure perçue comme inégalitaire n’a aucune chance d’être acceptée. Ne croyons pas que la seule justice, la seule légalité, résoudra le problème. Si on ne se donne pas les moyens de sanctionner ceux qui violent la loi, la loi ne sera pas respectée parce qu’on a beau aimer l’égalité, c’est notre côté jacobin, on reste ce que l’autre appelait des Gaulois réfractaires et aucun peuple  au fond ne respecte la loi par seul amour de la loi.
Donc oui, il faut accepter des sanctions mais en France, ça devient de plus en plus difficile simplement de faire appliquer la loi.
Ensuite, encore faut-il que ces mesures soient le moins injustes possible. Et là c’est compliqué parce que vous comprenez bien, pour la transition énergétique, le plus simple, c’est d’augmenter le coût de l’énergie, évidemment. Sauf que les plus riches n’en ont rien à faire. Ils prendront leur avion, ils peuvent payer. Les plus pauvres ne pourront même plus prendre leur voiture pour aller bosser. Et en même temps, si on fait en sorte de compenser les frais supplémentaires des plus pauvres, ils vont continuer à prendre leur voiture comme avant, on n’aura marqué aucun point.
Et donc la vraie question, c’est où on place le curseur de telle sorte que la mesure soit efficace ? En gros, que les gens prennent un peu moins leur voiture, chauffent un peu moins leur maison, mais sans faire en sorte que les plus pauvres ne puissent plus bouger ni se chauffer, bien sûr. Trop de redistribution égalitaire risque d’affaiblir la portée écologique de la mesure, mais s’il n’y a pas de redistribution dans un esprit égalitaire ou un esprit de justice, la mesure n’a aucune chance d’être acceptée ou d’être appliquée. Et donc, il va falloir un grand débat politique, démocratique pour savoir où placer le curseur.
Ce n’est pas moi qui résoudrait le problème, mais en tout ça va être difficile et je souhaite bon courage aux dirigeants politiques que nous allons élire ces prochaines années.

Erik Orsenna

Et l’autre question, à côté de cette question centrale sur l’égalité et la contrainte, c’est la question de l’urgence. Nous sommes dans une urgence et en même temps, on voit bien que pour faire accepter ces mesures, il faut discuter, il faut participer. Ce n’est pas en 100 jours qu’on va faire un développement durable mais on manque de temps.
Donc on est coincés entre la contrainte et l’acceptation de la contrainte et de l’autre côté l’urgence, avec le temps nécessaire pour bâtir un consensus.

André Comte Sponville

Oui, c’est le gros avantage des dictatures, c’est que ça va plus vite. Vous évoquiez la Chine, ça va plus vite. Bizarrement, ça dure plutôt moins longtemps. L’U.R.S.S., ça a duré en gros 70 ans. Il n’est pas sûr que la Chine communiste dure aussi longtemps, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. On l’a vu sur l’affaire de la pandémie.

Erik Orsenna

Il se trouve que je suis ambassadeur de Pasteur. J’ai bien vu à la loupe comment ça se passait. Un mauvais vaccin, une gestion épouvantable et ça a basculé à un moment donné.

André Comte Sponville

Exactement. Ils prennent très vite une décision dite du zéro Covid et puis la politique du zéro Covid ne marche pas. Ils ont du mal à la changer parce que quand une mesure est imposée de façon tellement autoritaire, il faudrait reconnaître que le gouvernement s’est trompé, que le parti s’est trompé et bien sûr, aucun dictateur, aucun parti totalitaire n’aime faire ça.
Donc ne crachons pas trop vite sur les démocraties. C’est vrai qu’il y a une forme de lenteur institutionnelle. Les débats, ça prend du temps, mais sur la longue durée, on peut malgré tout constater que les démocraties s’en sortent finalement plutôt mieux que les dictatures.
Et puis il y a autre chose. Ça va être très difficile, et c’est l’une de mes raisons de penser que sur certaines mesures, on pourrait rêver d’une espèce d’union nationale,  au moins des grands partis républicains. C’est-à-dire qu’avant les élections, la Gauche Républicaine, la Droite Républicaine, le Centre se mettent d’accord sur un socle commun qu’on s’engage à appliquer, quel que soit celui qui va gagner.  Alors évidemment, imaginons que la Gauche l’emporte, ils feront le socle commun plus certaines mesures de gauche. Si c’est la Droite qui l’emporte, ils feraient le socle commun plus certaines mesures de droite.

Erik Orsenna

C’est le principe de la Constitution a priori, on se met d’accord sur un certain nombre de pratiques. 

André Comte Sponville

Ah oui, mais sauf que là ce n’est pas la Constitution, c’est la transition énergétique.

Erik Orsenna

Je sais, je sais, mais c’est l’intégration d’un consensus de la société autour de quelques principes, comme si on était en état de guerre.

André Comte Sponville

Oui mais là, il faudra aller plus loin que des principes. Ils se mettraient d’accord sur ce que j’appellerais un programme minimal de transition énergétique, étant entendu que le parti ou les partis qui auront gagné les élections pourront aller au-delà, mais qu’ils s’engagent tous à ne pas être en deçà de ce programme-là. Ce programme permettrait peut-être de prendre des mesures difficiles qui seront impopulaires, parce que dès lors que les trois ou quatre grands partis se sont engagés à prendre au moins ces mesures-là, le peuple français finirait par l’accepter.
D’autant qu’il y a urgence, mais ça on s’en rend compte de mieux en mieux. Rappelez-vous la canicule et la sécheresse cet été, là pour le coup si vers le 20 août en plein cagnard, on avait proposé un référendum pour prendre telle ou telle mesure d’économie d’énergie ou de transition énergétique, peut-être qu’on aurait eu davantage de voix que six mois plus tôt, en plein hiver.
Et donc on a besoin d’être habile.  Mais ce qui m’inquiète, c’est que la France est peut-être le pays où il est le plus difficile d’avoir quelque modèle d’union nationale que ce soit. Voyez comme la haine s’empare de nos débats politiques, la haine contre Macron en ce moment. On a le droit d’être contre le recul de l’âge du départ à la retraite, mais cette haine est disproportionnée, cette colère est disproportionnée. De même d’ailleurs que la peur au moment de la pandémie me paraissait aussi disproportionnée. Bref, on vit sous un régime passionnel plutôt que rationnel et dominé par les passions tristes, comme disait Spinoza, la haine, le mépris, l’envie, la colère, l’indignation plutôt que par les passions positives que seraient la joie, la confiance, l’amour ou la générosité. Et dans ce climat très tendu, très délétère, très dépressif, qui est celui de la France d’aujourd’hui, je suis un peu inquiet parce que je ne suis pas sûr que nous soyons en mesure de prendre les mesures qu’il faudrait. Notamment d’envisager ce que j’appelais ce pacte minimal permettant la transition énergétique.
Un dernier mot : ce qui fait aussi qu’on n’a pas trop envie de se lancer à fond là-dedans, c’est qu’à supposer que la France le fasse toute seule, ça ne change pas grand-chose à l’échelle de la planète.  Nous sommes un petit pays, une puissance moyenne, mais un petit pays et chacun a le sentiment qu’il serait prêt à faire des efforts si ça changeait vraiment la donne. Et c’est tout le problème des comportements individuels. C’est-à-dire que vous preniez une douche ou un bain, sur l’échelle de votre vie, qu’est-ce que ça changera à l’échelle de la planète ? En gros, rien. Et pourtant, si on ne s’y met pas tous, on va dans le mur. Et donc il faudra bien changer nos comportements individuels.
Encore une fois, je crois peu à la conscience morale individuelle dans ce domaine, mais il faut quand même faire appel à la responsabilité, au sens civique, au sens humaniste et puis à l’amour que nous avons pour nos enfants, qui est sans doute la force la plus puissante, la motivation la plus puissante.
On aura besoin aussi, je le disais, de mesures contraignantes, qu’il faut bien sûr vouloir absolument démocratiques, et donc on a besoin d’un débat démocratique. Mais à l’échelle d’un pays, c’est tellement peu efficace que c’est peu motivant. Et donc il faut souhaiter, mais là, c’est un peu de l’ordre du rêve ou de la science-fiction, des décisions politiques planétaires, au minimum européennes, si possible planétaires.
Je voulais finir là-dessus parce que le pacte national, c’est déjà assez compliqué. Le pacte européen, dont on sait bien que ce serait l’échelle minimum, quand on est face à des crises, comme la crise de l’Ukraine, comme la crise  de  l’industrialisation, on s’aperçoit que c’est extrêmement compliqué alors que c’est la bonne échelle. 
S’agissant de l’Ukraine, l’Europe est allée beaucoup plus loin que jamais précédemment dans la direction d’une politique étrangère européenne, d’une politique militaire européenne. Donc il ne faut pas non plus perdre espoir mais c’est vrai que c’est difficile. Et puis à l’échelle du monde, c’est encore plus difficile. Moi, ça fait des années que je dis : on n’a pas besoin de moins de mondialisation économique, on a besoin de plus de mondialisation politique, juridiqueEt donc tout ce qui se joue à l’ONU, à l’OMC, à la Banque mondiale, au Bureau international du travail à Genève, ce sont des choses qu’il faut développer parce que là encore, une décision qui serait prise à l’échelle du monde serait beaucoup plus convaincante et beaucoup plus pédagogique pour chacun d’entre nous, en tant que citoyen et en tant que   consommateur qu’une mesure prise par le gouvernement d’un seul pays, auquel cas, inévitablement, on rentre dans des querelles politiciennes. 
Mais c’est mon souhait, c’est mon rêve. Pour l’instant, c’est un rêve, mais je me dis que la situation risquant de se dégrader, et même ne pouvant que se dégrader, comme il y a urgence, espérons que le sentiment d’urgence fera que ce qui semble aujourd’hui de l’ordre du rêve deviendra une possibilité effective dans quelques années.

Erik Orsenna

C’est peut-être ce que nous a appris cette pandémie,  la notion d’une santé,  le fait qu’on ne peut pas se soigner seul. Il n’y a pas de frontières dans ce domaine-là. On a pu voir qu’au fond, on s’est plutôt bien entendus, même s’il y a eu plus de vaccins dans le Nord que dans le Sud, mais enfin, on a vu une feuille de route face à une agression déjà conséquente, même si moindre que la catastrophe qui nous attend.

André Comte Sponville

C’est vrai, mais c’était le cas le plus facile parce qu’une maladie contagieuse, c’est vraiment un exemple typique de solidarité. En me protégeant, je protège les autres, en protégeant les autres, je me protège, moi.
Il y a 9 millions d’êtres humains qui meurent de faim ou de malnutrition chaque année, dont 3 millions d’enfants. Comment se fait-il qu’on soit beaucoup moins mobilisés pour ces 9 millions de morts chaque année depuis des décennies que pour les quelques millions, une fois dans le siècle, de cette pandémie ? Mais protéger ceux qui meurent de malnutrition ça ne me protège pas, moi. Et donc là je serais dans un acte de générosité ou de compassion.
Et donc oui, vous avez raison, la pandémie était l’occasion d’une solidarité mais parce qu’effectivement nous étions objectivement solidaires, les intérêts des uns convergeaient avec l’intérêt des autres. S’agissant de la faim dans le monde, ce n’est pas le cas. Mais s’agissant du climat non plus, ou pas forcément. Alors bien sûr, personne n’a intérêt à ce que le climat s’envole. Mais enfin, là encore, le milliardaire qui continue à prendre son jet privé, vous et moi qui continuons à chauffer leur piscine, moi je n’en ai pas, mais je pourrais en avoir une. Vous voyez, là, il n’y a pas forcément convergence d’intérêts. 
Prenons un exemple qui me concerne. Moi, j’ai un bilan carbone très bon, je ne prends jamais l’avion pour des raisons de santé, j’ai des problèmes aux oreilles, je ne roule pas tant que ça, mais j’ai une maison de campagne. Bilan carbone désastreux, il faut la chauffer en hiver, elle est hors-gel, j’y vais en voiture, évidemment. Est-ce que je vais renoncer à ma maison de campagne pour sauver la planète ? Non, mais pour une raison forte : c’est que le fait que j’ai ou pas une maison de campagne, ça ne change pas d’un jour la date de la fin du monde.  Donc c’est peu motivant. Et c’est pour ça encore une fois qu’on aura besoin de mesures contraignantes qui relèvent non plus de la morale ou de la psychologie mais bien de la politique.
Vous avez raison sur la pandémie, mais c’était le cas le plus facile parce que face à une maladie contagieuse, par définition, les intérêts des uns et les intérêts des autres convergent. Protéger les autres, c’est se protéger soi et réciproquement. S’agissant de la transition climatique, c’est beaucoup moins vrai. La solidarité est moins immédiate, moins évidente. Et pourtant, ultimement, elle est vraie, surtout si nous pensons à nos enfants. Si nous voulons protéger nos enfants, nous avons besoin d’agir collectivement pour limiter le réchauffement climatique. Ça suppose évidemment qu’on prenne des mesures efficaces et urgentes de transition énergétique et de sobriété.

Erik Orsenna

André, vous êtes la preuve incarnée, incarnée, qu’il n’y a rien de plus concret que la philosophie.
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